Auguste DELAHERCHE

(1857-1940)

En moins de dix ans, le romancier et poète Jean Ajalbert, qui est aussi un homme d'action, a fait de la Malmaison, qui ne contenait presque aucun souvenir du passé, un Musée fort intéressant. Et voici que, nommé administrateur de la Manufacture des Tapisseries de Beauvais, il s'efforce très heureusement d'en ranimer le silence. En même temps, actif, ingénieux, jovial secoueur d'inerties et régionaliste convaincu, il organise à Beauvais des « saisons d'art » qui attirent dans cette charmante vieille ville beaucoup de visiteurs et au cours desquelles il s'attache particulièrement à mettre en relief l'art de cette contrée.

Parmi les nobles oeuvres, peu ou point du tout connues, tapisseries, atelier de Desportes, etc., sur lesquelles, à la Cathédrale, à l'Hôtel de Ville, au Musée ou à la Manufacture de Beauvais, M. Jean Ajalbert appelle notre attention cette année, figurent de fort intéressants spécimens des poteries anciennes du Beauvaisis, qui, pour la plupart, ont été prêtées par un collectionneur fort avisé de cette contrée, M. de Carrère.

J'avoue que je n'en soupçonnais pas l'intérêt et le charme. Ces grès et ces terres vernissées, de formes très amples, d'un décor rude et sobre, que l'on fabriquait depuis le Moyen âge à Savignies et en diverses autres localités voisines, me furent une révélation. En plus de leurs mérites propres de matière, de forme et de parure, ces intéressantes pièces de céramique nous font connaître de lointaines traditions locales qui, en raison, sans doute des qualités particulières à l'argile de cette région - Bernard Palissy en parle très favorablement - ne furent jamais complètement abandonnées. Elles ont été recueillies par un enfant du pays, Auguste Delaherche qui, vivant dans ce coin du Beauvaisis, s'inspirant en poète de toutes les délicates beautés que la nature de cette région offre à sa sensibilité et à son goût, travaillant cette argile dont plusieurs générations de potiers locaux se servirent, devint un grand et glorieux céramiste.

C'est ce noble artiste contemporain qui, comme nous pouvions nous y attendre, est le triomphateur de cette captivante « saison d'art » à Beauvais. Et, certes, ce ne sont pas les lecteurs d'Art et Décoration qui en éprouveront de la surprise. Grâce aux nombreux comptes rendus que, chaque année, cette Revue donna des expositions auxquelles Auguste Delaherche participe régulièrement, surtout grâce à la très belle et très complète étude qu'y publia, en 1906, le regretté Roger Marx sur l'ensemble de cette oeuvre si marquante, et encore à un fort intéressant article de M. André Saglio sur une décoration en grès de ce créateur magistralement personnel, les fidèles de cette publication d'art n'ignorent rien des efforts d'Auguste Delaherche, des étapes de sa vie laborieuse et des conquêtes qui caractérisent chacune d'elles. Mais, à part la superbe exposition d'ensemble que, en 1907, Delaherche voulut bien faire en notre libre et vivante maison si française du Musée des Arts Décoratifs, c'est la première fois qu'il consent à réunir des pièces de toutes les époques de sa vie.

La possibilité nouvelle d'une telle étude d'ensemble était d'autant plus souhaitable que Delaherche n'a presque rien montré pendant la guerre et que depuis l'importante étude de Roger Marx et les créations du moment qui en furent le prétexte, le grand artiste inventif de la Chapelle-aux-Pots a fait fleurir autour de ses grès majestueux et de leurs splendeurs nuancées le plus délicat parterre de fines porcelaines ajourées et gravées. C'est toute une oeuvre nouvelle, de l'art le plus exquis, que, sans rien dire, ce travailleur silencieux vient d'ajouter à l'oeuvre puissante et sobrement fastueuse qui, depuis longtemps, lui vaut dans le monde la plus juste célébrité.

Sans doute, dès avant la guerre et aux diverses expositions qui la suivirent, les vitrines d'Auguste Delaherche nous ont ravis par quelques-unes de ces précieuses merveilles où s'attestent la science et le goût décoratifs, le raffinement, la sensibilité poétique de ce céramiste dont, jusqu'à ce renouvellement si heureux, on admirait plutôt la puissance et la sobre somptuosité. D'ailleurs, elles complètent l'oeuvre d'Auguste Delaherche, sans gêner en rien la floraison toujours magnifique de ses somptueux grès aux irisations si éclatantes et si fraîches. Au contraire, il semble que, bénéficiant de la délicatesse et de la grâce dont le grand céramiste fait preuve dans ses porcelaines aux tons de rêve et aux dentelles si délicates, jamais les coulées de ses émaux sur le galbe harmonieux de ses vases, n'ont eu plus de subtilité et plus de faste. De même que, dans ces toutes dernières pièces, qui font penser à un bronze prodigieusement animé de reflets et de lueurs polychromes, on est conquis par leur sourde, profonde et sévère magnificence. Les yeux et l'esprit y sont enchantés par des symphonies de lilas, de bleus, de roses, de verts, par des gammes de gris et de jaunes de la richesse la plus tendre et la plus fine.

Au Musée de Beauvais, puis à la Manufacture des. Tapisseries, après avoir constaté à quel point les toutes premières pièces d'Auguste Delaherche - cet enfant du Beauvaisis - celles surtout qu'il réalisa dans une installation de fortune, à l'Italienne, tout près de Beauvais, se rattachent aux bonnes traditions de la céramique locale, on remarque avec quelle vigueur, avec quel beau sentiment décoratif, tout de suite la forte personnalité d'un tel artiste se dégage dès que, à partir de 1887, il peut travailler chez lui, rue Blomet, à Paris. Plus tard, à Héricourt, déjà sur le territoire de cette commune de la Chapelle-aux-Pots où, depuis 1894, il possède son atelier et ses fours définitifs, dans un beau coin géographiquement connu sous le nom d'Armentières mais qui, avec un éclat plus évocateur, s'appelle aussi « Les sables rouges », il est magnifiquement lui-même.

Ses grands mérites originaux apparaissent dans tout leur éclat. Son art se révèle dans la sobre et puissante beauté que, toujours, on lui connaîtra. L'expérience et la réflexion, les impressions, les recherches et les trouvailles de cet artiste, ce que la vie et le labeur passionné apportent peu à peu dans les créations d'un homme, embellissent l'oeuvre d'Auguste Delaherche en simplifiant ses formes puissantes et en enrichissant sa couleur d'harmonies plus subtiles. Mais, presque dès ses premiers travaux, ce grand céramiste a trouvé sa voie. Depuis bientôt quarante ans qu'il a commencé à produire, une incessante recherche, d'heureuses découvertes, une floraison plus riche et plus variée, mais jamais le moindre indice de trouble et d'inquiétude sous l'influence des modes ou des idées qui passent. Voilà quarante ans que ce géant si réfléchi et si artiste sait où il veut aller et qu'il y va.

En roulant, à travers les collines boisées du Beauvaisis, vers la Chapelle-aux-Pots - où, après avoir bien regardé l'oeuvre d'Auguste Delaherche dans la salle de la Manufacture où elle est réunie pour notre enchantement, je voulais me donner la joie de surprendre son créateur en son heureux travail de chaque jour - je cherchais à me préciser à moi-même les modifications qui caractérisent le mieux cette lente évolution de l'art de notre glorieux céramiste, au cours de cette quarantaine d'années (Auguste Delaherche était un tout jeune homme lorsqu'il commença son oeuvre et aujourd'hui, après avoir jeté tant de beauté sur le monde, il est en pleine force de création et jamais son labeur ne fut plus inventif, plus fécond, ni mieux inspiré).

M'attachant à résumer mes propres impressions devant ses vases, ses coupes, ses bouteilles, ses revêtements - de murs et de cheminées, ses décorations si charmantes pour de modernes appareils de chauffage, je me disais : Avec quelle certitude et quelle volonté cet artiste, né avec les meilleurs dons du décorateur et ayant acquis par l'étude . le moyen de réaliser harmonieusement toutes les belles combinaisons de lignes et de couleurs qui se forment en son cerveau sous l'inspiration de la Nature, est allé de plus en plus vers les formes les plus simples et les décorations les plus sobres !

Au début, sans prodiguer les ornements, il ne se privait pas du plaisir d'en agrémenter ses pièces. Les fleurs, les feuillages, les tiges, s'enroulaient au flanc de ses vases et autour des anses. Mais il semble que, de très bonne heure, Delaherche n'ait plus consenti à des parures pour ainsi dire extérieures aux lignes essentielles de ses vases. De plus en plus, il a cherché la beauté dans les formes et les proportions, dans la splendeur et les délicates nuances des coulées d'émail superposées et débordantes. Tout en acquérant plus de science, il est devenu plus puissant, plus large, plus simple. Et ses décorations par les émaux, magistralement calculées d'après l'expérience - et non point obtenues au petit bonheur du feu, ainsi que trop de gens le croient - sont comme incorporées à la matière. Il était logique que ce souci prédominant de la forme amenât, en 1904, Auguste Delaherche - qui, jusqu'alors comme la plupart des céramistes, avait eu recours aux bons offices d'un ouvrier tourneur - à tourner lui-même ses pièces.

Désormais, plus de répétitions, de séries, de formes pour ainsi dire mécaniques et entre lesquelles, seul, le décor, établira des différences. Lorsque c'est un praticien qui tourne, comme l'artiste créateur ne peut lui donner pour chaque vase un dessin nouveau, nécessairement, il se répète avec un peu de monotonie ou de froideur. Mais quand c'est l'artiste lui-même qui, assis à son tour, travaille l'argile, l'inspiration lui vient tandis qu'il manie la terre. Dans le miroir où il regarde l'oeuvre naissant sous ses doigts, il voit poindre des formes qu'il accuse davantage, il voit s'établir des harmonies et proportions de lignes, qu'il accentue au gré de son inspiration. Sous sa main qui le modèle, le renfle, l'ouvre, l'allonge ou l'abaisse, le vase devient la souple expression d'une pensée personnelle.

Au moment où la voiture m'amène à la maison rustique, clairement et harmonieusement aménagée pour le labeur d'un tel artisan, avec ses ateliers, son four, son agréable « salle » où l'on cause parmi les tableaux des peintres amis et les beaux pots irisés du maître du logis, Auguste Delaherche sort de son jardin où, tout en cultivant pour sa joie les fleurs, les fruits et les plus divers légumes aux jolies formes et aux souples enroulements, il prend avec une tendresse admirative un incessant conseil de la nature. En vêtement de toile bleue qui moule son élégante majesté, sous un feutre noir qui colle souplement à la tête puissante, le vigoureux patriarche de la céramique française vient à moi, l'oeil noir, à la fois aigu et doux, avec un bon sourire. Ce n'est pas l'époque de la grande fournée annuelle où l'artiste cuit - avec quelques angoisses de l'attente, pendant quarante huit heures, impuissante ! - toutes ses préparations de l'année.

Mais je vois l'argile prendre sous ses doigts la forme de son rêve. Mais je vois Delaherche choisir dans un des innombrables bocaux où de la splendeur savamment calculée est en puissance, la secrète mixture de l'émail qui, répartie comme il le faut autour du col d'un vase, inondera ses flancs de coulées fastueuses lorsque, plus tard, les flammes du four feront leur oeuvre. Après quoi, dans l'atelier où, assis à une table chargée de petites coupes, il travaille aux décors dont il fleurit ses délicates porcelaines, longuement, paisiblement, nous parlons, Delaherche et moi, d'art et de littérature, tandis qu'il grave avec dextérité, selon un dessin soigneusement établi, la plus charmante des couronnes au flanc d'un vase en terre déjà dégourdie. En voyant avec quel art, quelle joie, quel sentiment de la beauté ce maître décorateur inscrit cette dentelle dans l'argile, je me représente le sacrifice méritoire qu'il a fait en renonçant à la parure ornementale de ses grès pour leur donner une plus sobre et plus puissante magnificence.

Mais aussi je comprends mieux que ces ravissantes porcelaines ajourées ou gravées, où il peut sans scrupules s'abandonner à son bel instinct de décorateur, soient autant de chefs-d'oeuvre qui donnent si bien l'impression d'être créés avec amour.

 

Sources : Art et Decoration 1921

Texte : GEORGES LECOMTE